Le palais de Justice
Je n’ai jamais beaucoup aimé l’allure du Palais de Justice. C’est un bâtiment énorme à l’air lugubre, on dirait une tombe et à l’intérieur il règne toujours comme une odeur de marbre pourri.
Je ne sais pas.
Ça vient peut-être de moi.
Il y a de fortes chances.
Il y a tout de même une chose intéressante : je suis déjà entré au moins deux cents fois dans le Palais de Justice et je ne pense jamais à Babylone lorsque je m’y trouve : comme quoi c’est un endroit qui m’est d’une certaine utilité.
J’ai pris l’ascenseur jusqu’au quatrième étage et j’ai trouvé mon ami l’inspecteur assis à son bureau dans les locaux de la brigade criminelle. Mon ami a exactement l’air de ce qu’il est : un flic très coriace qui aime bien tirer les meurtres au clair. La seule chose qu’il aime encore mieux qu’un bon crime bien juteux, c’est un steak dans l’aloyau sous un gros tas d’oignons. Il a une petite trentaine d’années et il est bâti comme une camionnette Dodge.
La première chose que j’ai remarquée, c’est son étui à pistolet dans lequel se prélassait un chouette calibre 38 spécial police. J’étais particulièrement attiré par les balles qui se trouvaient dans le pistolet. Je les aurais bien voulues toutes les six mais je me suis dit que trois suffiraient.
Le sergent Rink était en train d’examiner avec attention un coupe-papier. Il a levé les yeux.
« Vaut mieux voir ça que d’être borgne, dit-il.
— Tu as besoin d’un coupe-papier pour quoi faire ? je lui ai fait, du tac au tac. Tu sais bien que tu n’es pas doué pour la lecture.
— Tu vends toujours des photos porno ? dit-il en souriant. Des cartes de vœux façon Tijuana ? Celles pour les dames qui aiment bien les chiens ?
— Non, dis-je. Il y avait trop de flics qui me demandaient des échantillons. Ils m’ont bouffé mon stock. »
Il n’y avait pas beaucoup de travail pour les détectives privés à cette époque-là, c’était au moment de l’Exposition Universelle, dans l’Ile au Trésor, en 40, alors je mettais un peu de beurre dans mes épinards en vendant des photos « artistiques » aux touristes.
Le sergent Rink aimait bien me chiner sur mes photos.
Il y a des tas de choses que j’ai faites dans ma vie et dont je ne suis pas très fier ; mais la pire de toutes, c’est de devenir aussi pauvre que je l’étais maintenant.
« Cette arme a servi à tuer, dit Rink en laissant tomber le coupe-papier sur son bureau. On l’a trouvée dans le dos d’une prostituée de bonne heure ce matin. Pas d’indices. Rien que son corps sur le pas d’une porte et ça.
— L’assassin devait être un peu paumé, dis-je.
— Quelqu’un aurait dû l’emmener dans une papeterie et lui expliquer la différence entre une enveloppe et une pute.
— C’est pas vrai », dit Rink, en secouant la tête.
Il ramasse le coupe-papier.
Il l’a fait tourner très lentement dans sa main. Ce n’était pas de le regarder jouer avec l’arme d’un crime qui allait m’aider à trouver des balles pour mon pistolet.
« Qu’est-ce que tu veux ? » dit-il, en contemplant le coupe-papier, sans même se donner la peine de lever les yeux vers moi. « Tu sais très bien que la dernière fois que je t’ai prêté un dollar j’ai dit que c’était fini, alors, qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce que je peux faire pour toi à part t’indiquer comment on va au Golden Gate Bridge et quelques trucs de base sur la façon de sauter ? Quand te sortiras-tu de la tête l’idée idiote que tu es détective privé ? Pourquoi tu te trouves pas un boulot, histoire de plus tout le temps être dans mes pattes ? C’est la guerre, je te signale. Il doit bien y avoir un boulot que tu saches faire.
— Faudrait que tu m’aides, j’ai fait.
— Ah ! merde », dit-il, en levant enfin les yeux. Il a posé le coupe-papier, mis la main à sa poche et en a sorti une poignée de monnaie. Il a choisi très soigneusement deux pièces de vingt-cinq cents, deux de dix et une de cinq. Il les a posés sur le bureau et les a poussées dans ma direction.
« Bon, voilà », dit-il. « L’année dernière tu valais cinq dollars, et puis t’es descendu à un. Maintenant tu es un gars à soixante-quinze cents. Trouve-toi un boulot. Enfin quoi, bon dieu : il doit bien y avoir un boulot à ta portée. En tout cas, moi, je sais une chose : c’est qu’être détective, ça c’est pas dans tes cordes. Un détective qui n’a qu’une chaussette aux pieds, ça n’intéresse pas grand monde. Les gens que ça intéresse, on doit pouvoir les compter sur les doigts d’une main. »
J’avais espéré que Rink ne s’en apercevrait pas, mais naturellement il l’avait remarqué. Je pensais à Babylone ce matin en m’habillant, et je ne me suis aperçu que j’avais une seule chaussette qu’au moment d’entrer au Palais de Justice.
Je m’apprêtais à dire que je n’avais pas besoin de ses soixante-quinze cents – évidemment, ils tombaient à pic –, qu’en fait, ce que je voulais, c’était des balles pour mon pistolet.
J’ai essayé de jauger la situation.
Je n’avais pas grand choix.
Je pouvais prendre les soixante-quinze cents : c’était tout bénéfice ; ou bien alors dire : non, ce n’est pas de l’argent que je veux. C’est des balles pour mon pistolet.
Si je prenais les soixante-quinze cents et que je lui demande des balles par-dessus le marché, il y avait une bonne chance pour qu’il explose. Il fallait que je fasse très attention parce que, comme j’ai dit tout à l’heure, c’est un ami. Vous voyez d’ici comment peuvent être les gens qui ne m’aiment pas.
J’ai regardé les soixante-quinze cents sur son bureau.
Et puis je me suis souvenu d’un petit malfrat de ma connaissance qui habitait dans North Beach. Si je me souvenais bien, il avait eu un pistolet dans le temps. Peut-être qu’il l’avait encore et que je pourrais le taper de quelques balles.
J’ai ramassé les soixante-quinze cents.
« Merci », je lui ai dit.
Rink a poussé un soupir.
« Barre ton cul d’ici », dit-il. « La prochaine fois que je te vois, je veux avoir en face de moi un homme pourvu d’un emploi et qui grille d’envie de rembourser les quatre-vingt-trois dollars et soixante-quinze cents qu’il doit à son vieux copain Rink. Mais si je vois quelque chose qui ressemble même vaguement à la tête que t’as maintenant, je te fous au trou pour vagabondage et je me débrouille pour que t’en prennes pour un mois ferme. Ramasse tes abattis et fous-moi le camp d’ici. » Je l’ai laissé jouer avec son coupe-papier. Peut-être que ça allait lui donner un début de piste, que ça l’aiderait à résoudre l’énigme de la prostituée.
D’un autre côté, il pouvait aussi se le prendre et se le foutre dans le cul.